Psychologie
Publié le 26 mar 2021Lecture 8 min
Violences conjugales : construire une alliance durable
Claudine Schalck, Laurence Douard, Paris
Ces dernières années, la sensibilité des professionnels de santé au problème des violences conjugales a augmenté. Par leur fréquence, par les dépenses sanitaires et sociales qu’elles engendrent, et par leurs répercussions sur la santé physique et mentale, les violences conjugales représentent un problème majeur pour la santé publique. Actuellement, les professionnels de santé sont mieux informés et mieux formés pour affronter de telles situations, essentiellement dans le suivi des femmes. Car c’est elles qui sont concernées, en très grande majorité, en tant que victimes, lorsqu’il s’agit de violences au sein du couple. Toutefois, même pour des professionnels sensibilisés et formés, repérage et intervention se heurtent à un ensemble de difficultés dont il faut tenir compte, et qui sont intimement liés à cette problématique.
La gravité d’un phénomène difficile à cerner
Il est difficile d’avoir une idée précise de l’ampleur de ce phénomène que les acteurs de terrain pensent largement sous-estimé par les statistiques. La grande enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF, 2000(1)) reste une référence, alors que la première campagne publique nationale de lutte contre les violences conjugales remonte à 1989. Les données d’ENVEFF sont actuellement complétées par les chiffres de l’enquête annuelle Cadre de Vie et Sécurité (CVS)(2), de l’INSEE, et ceux de l’Observatoire national des violences faites aux femmes(3). Ce dernier, grâce à un tri des données du ministère de la Justice et de l’Intérieur, publie des indicateurs annuels. Ainsi, l’année 2019 comptabilise 213 000 femmes victimes de violences physiques ou d’agressions sexuelles. Les victimes de violences faites par un ou une partenaire sont des femmes dans 88 % des cas, et seulement 1 femme sur 5 a porté plainte. 146 femmes ont été tuées par leur partenaire ou ex-partenaire, soit une femme tous les 2,5 jours. L’enquête ENVEFF, de son côté, avait estimé qu’une femme sur 10 était victime de violences conjugales alors que 40 % des femmes identifiées déclaraient des maltraitances qui avaient débuté pendant la grossesse. De manière générale, enquêtes et travaux identifient la séparation comme une situation qui expose tout particulièrement les femmes à des violences, parfois au risque de leur vie. De même que la grossesse, reconnue comme un événement qui pourrait « déclencher » l’apparition de violences ou encore les aggraver lorsqu’elles existaient déjà.
Les professionnels de santé en première ligne
Les violences conjugales sont associées à un état de santé détérioré, tout particulièrement sur le plan psychologique. Alors que l’OMS considère qu’en cas de grossesse, ne serait-ce qu’au regard de la fausse couche ou de l’accouchement prématuré, il y a, respectivement, un risque accru de 16 % et 41 %. Devant ce constat accablant, les professionnels de santé sont des acteurs majeurs dans le repérage et la lutte contre les violences conjugales, notamment dans le parcours du suivi de la santé gynécologique et sexuelle des femmes, mais aussi durant la grossesse et la maternité. Elle leur donne, en effet, l’occasion de rencontrer ces femmes à maintes reprises. Pour les sages-femmes, il s’agit d’un enjeu majeur puisqu’elles sont spécifiquement dédiées à la santé des femmes et à leur parcours dans la maternité.
Un phénomène difficile à cerner, pour la sage-femme aussi
Si la prise de conscience sociale a provoqué des changements notoires dans la manière de prendre en compte les violences conjugales, la complexité du phénomène demeure entière. Le silence continue de flotter autour de telles situations. De nombreux comportements chez les femmes qui ont pu susciter des incompréhensions, des doutes, voire des jugements stigmatisants, n’en sont pas moins problématiques dans l’accompagnement pour le professionnel. Ne serait-ce que pour libérer la parole et reconnaître les violences subies. Mais aussi face à des femmes qui se taisent quand bien même des questions sont posées, des femmes qui ne portent pas plainte ou retirent leur plainte, des femmes qui retournent vivre avec l’agresseur ou encore qui restent des années avec lui en étant maltraitées.
Des outils pour mieux comprendre, repérer et agir
Pour aider les professionnels de santé, la Haute Autorité de santé(4) a élaboré en 2019 des recommandations et des fiches pratiques pour « repérer et évaluer » les violences conjugales ainsi que pour orienter toute intervention. Un argumentaire explicatif et informatif permet de mieux cerner cette problématique.
Le site déclicviolence.fr, élaboré par des médecins généralistes, se veut également une aide pratique pour faire face à de telles situations.
De son côté, le CNOSF(5) a, lui aussi, édité pour les sages-femmes une aide à la rédaction de certificats médicaux avec un rappel du cadre légal.
Le 3919, indispensable à connaître pour les femmes victimes et leur entourage, est aussi une ressource non négligeable pour les professionnels.
La plateforme arretonslesviolences.gouv.fr, mise en place par le ministère de l’Intérieur en 2018, recueille tous les signalements et permet d’entrer en contact avec un policier ou un gendarme.
L’impact de l’emprise
Au-delà de ces outils, il est indispensable de connaître les mécanismes descriptifs du cycle dans lequel se déroulent les violences conjugales. C'est-à-dire les alternances de tensions, de crises, de phases d’accalmie où la pression séductrice se conjugue avec le retournement de la responsabilité de la violence envers la victime. Mais où elle aura encore plus de mal à se rendre compte et à parler de ce qu’elle vit.
Tout comme il est nécessaire de comprendre les effets des violences en termes de stress post-traumatique, avec la constitution d’une mémoire traumatique(6), et l’installation d’un climat d’emprise omniprésent, même lorsque la victime est seule devant le professionnel et que l’agresseur n’est pas là. L’anesthésie émotionnelle, qu’elle génère, est repérable par le détachement avec lequel des faits graves peuvent être relatés. Quant à l’emprise, c’est un système de domination si bien intériorisé qu’il conditionne en permanence la victime ; tout particulièrement à répondre aux exigences, aux ordres et aux attentes de l’agresseur. Elle met la victime dans un état d’hypervigilance constant, défaisant sa volonté et ses choix personnels, la confiance et l’estime de soi, mais aussi toute initiative ou autonomie. À tel point qu’il devient impossible de partir, ou même de réaliser ce qui est subi.
La complexité de ces éléments donne le cadre explicatif du silence, difficile à lever en cas de violences conjugales. Elle est aussi la clé de compréhension de nombreux comportements chez les femmes qui peuvent susciter des incompréhensions ou des lassitudes, voire des découragements chez les professionnels comme dans l’entourage social. Ces comportements sont pourtant autant d’indicateurs d’une situation d’emprise bien réelle, avec toutes les conséquences liées à la mémoire traumatique. D’autant plus que les femmes se taisent aussi parce qu’elles ont peur, qu’elles se sentent coupables et se vivent avec l’infamie de la honte.
Les enjeux relationnels pour le professionnel
Dans la démarche diagnostique médicale, il est habituel de rassembler les signes cliniques ou fonctionnels, les troubles de santé, l’anamnèse et l’histoire du patient pour déterminer ce dont il souffre. Ces éléments ont leur importance pour orienter sur la piste des violences conjugales. Poser des questions est également essentiel. Mais il y a la manière, la forme et le moment pour les poser afin qu’il soit davantage possible d’y répondre dans une telle situation.
Lorsque des comportements rabaissant ou humiliant sont relatés par une victime, il est nécessaire pour le professionnel de les qualifier afin de solliciter une prise de conscience et parfois une reconnexion avec des émotions, là où ce vécu pouvait sembler normal. S’intéresser aux détails du quotidien ainsi qu’aux comportements dans les échanges peuvent apporter des indicateurs importants, comme par exemple : s’informer de qui fait les courses, qui contrôle internet ou le téléphone, qui a la carte bancaire, y-a- t-il des liens suivis avec des amis ou de la famille ? Mais aussi être interpellé par une femme qui s’excuse trop ou qui a du mal à venir ou à tenir le cadre de ses rendez-vous.
Les enjeux sont ici essentiellement relationnels, entre aménagement du cadre, disponibilité, bienveillance et relation de confiance, au rythme de ce que la femme est capable d’entreprendre. Il faut toutefois l’accompagner dans ses contradictions, ses hésitations et ses revirements, en particulier lorsque la situation est déclarée.
Ce contexte est certes difficile pour le professionnel, mais il apporte fiabilité et sécurité à la patiente qui n’en a plus guère. Le professionnel est ici plutôt dans une approche appréciative (appreciative inquiry)* que dans une approche diagnostique. Au lieu d’être centrée sur les dysfonctionnements pour y apporter une solution en fonction des causes, cette approche est centrée sur ce qui existe, et qui constitue une ressource contextuellement, pour avancer à petits pas vers du mieux, malgré les aléas.
* L’appproche appréciative, en anglais appreciative inquiry, parfois aussi appelée approche positive, a été développée à la fin des années 1980 par David Cooperrider et Suresh Srivastva du Département du comportement organisationnel de la Case Western Reserve University, en Ohio. Elle remet en cause l’approche traditionnelle de résolution de problèmes qui vise à cibler des dysfonctionnements ou des problèmes pour y apporter une solution. Avec l’approche appréciative, on cherche plutôt à souligner ce qui est positif et ce qu’il y a de meilleur chez les personnes et dans les organisations, puis à miser sur ceci, l’idée étant que, ce faisant, on tend vers mieux encore. Cette approche est notamment mise en oeuvre, au Canada, pour promouvoir le sentiment de compétence et d’efficacité parentale, plutôt que de se centrer en priorité sur le diagnostic des dysfonctionnements. Cette approche est fortement valorisée dans les pays anglo-saxons pour ses résultats, y compris dans le domaine de la santé et pendant la pandémie Covid-19.
Accompagner les femmes
Sortir d’une relation d’emprise et de domination est souvent un long chemin pour les femmes. De ce fait, il ne peut en être autrement pour les professionnels qui les accompagnent. C’est pourquoi il est nécessaire pour eux de se former, de connaître le cadre légal, d’avoir un réseau de partenaires, mais aussi d’être au clair avec ses propres émotions et ses propres représentations face à la problématique des violences conjugales, notamment pour ne pas se décourager. Le temps dans lequel vivent ces femmes n’est pas celui du professionnel qui doit intégrer les comportements contradictoires, les revirements et les aléas dans le parcours de soin. Il s’agit, avant tout, de créer une alliance durable et fiable dans la continuité, la bienveillance et la confiance.
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